Ottawa (Ontario) – L’honorable Michelle Rempel Garner, députée conservatrice de Calgary-Nose Hill, a adressé la lettre suivante à Mark Carney :

Monsieur Carney,

Si vous remportez la course à la chefferie du Parti libéral, le Canada se retrouvera bientôt dans la situation inhabituelle d’avoir un premier ministrequi n’a jamais été élu. Outre les problèmesévidents que cela poserait pour le fonctionnementdu Parlement, cela soulève également d’autrespréoccupations tout aussi troublantes concernantvotre capacité à influencer les politiques qui pourraient vous enrichir aux dépens des Canadiens.

Prenez, par exemple, vos liens avec Stripe, la société irlandaise-américaine de traitement des paiements de plusieurs milliards de dollars dontvous avez été membre du conseil d’administration tout en étant conseilleréconomique principal de l’actuel premier ministreJustin Trudeau.

On spécule depuis longtemps sur l’introduction enbourse de Stripe par le biais d’un premier appelpublic à l’épargne (PAPE). Les nouvelles à cesujet se sont multipliées ces dernières semaines. Un média a récemment classé Stripe parmi les « 8 introductions en bourse à surveiller en 2025 », estimant la valeur de Stripe à 65 milliards de dollars. Stripe a montré des signes de préparationà une introduction en bourse en réduisant seseffectifs, d’abord en licenciant 1 000 travailleurs, soit 14 % de ses effectifs, puis en licenciant300 autres il y a quelques semaines. En tant que membre attentif du conseil d’administrationde Stripe, vous êtes certainement au courant de tout cela.

Lors du lancement de votre campagne le 16 janvier, vous avez annoncé que vous aviezdémissionné de tous vos conseils d’administration, soit de BrookfieldBloomberg, PIMCO et Stripe. Mais vous n’avez pas dit, de manière assez évidente, que vous aviez cédétous vos intérêts ou actifs dans les entreprisespour lesquelles vous occupiez des fonctions.

Il est assez courant que les membres du conseil d’administration reçoivent des actions ou d’autresintérêts financiers dans les entreprises qu’ilsreprésentent. À ce sujet, vous n’avez fourni aucundétail ni aucune justification. Votre nomination au conseil d’administration de Stripe s’est-elleaccompagnée d’options d’achat d’actions pour le cas où la société entrerait en bourse, et avez-vous actuellement un intérêt financier personnel dans Stripe ? Une introduction en bourse avec une valorisation de 65 milliards de dollars pourraitévidemment être très lucrative, soit par un bénéfice financier immédiat, soit par des options différées. Si une introduction en bourse estimminente, votre salaire potentiel l’est-il aussi ? Il devrait être facile pour vous de répondre à cesquestions.

En tant que société de services financiers, Stripe est réglementée par le gouvernement fédéral, il est donc d’autant plus important que vous divulguiez tous les intérêtsque vous détenez.

Comme vous n’occupez actuellement aucunposte élu et que vous avez refusécatégoriquement de divulguer vos actifs, voussemblez déterminé à exploiter une faille de la Loisur les conflits d’intérêts du Canada qui vouspermettrait de cacher au public les détails de vosintérêts financiers et de tout conflit d’intérêtspotentiel jusqu’à la tenue d’une élection générale. En vertu de la Loi sur les conflits d’intérêts du Canada, les titulaires de charge publiquedisposent de 60 jours après leur entrée enfonction pour déposer leurs déclarations et de 120 jours supplémentaires pour les finaliser. Ce calendrier signifie que si vous remportez la course à la chefferie du Parti libéral le 9 mars et que vousdécidez de déclencher des élections peu après – un scénario que vous avez jugé plausible – vouspourriez retarder la divulgation de vos intérêtsfinanciers bien après le scrutin.

Vous prétendez bien sûr que vous vousconformerez pleinement à la loi. Mais la loi n’apas prévu une situation aussi inédite, dans laquelle une personne passe directement de sesfonctions lucratives dans le secteur privé au Cabinet du premier ministre sans avoir jamais occupé de fonction élective auparavant. Encore une fois, la loi telle qu’elle se présenteactuellement vous permettrait de cacher vosintérêts et conflits d’intérêts d’entreprise aux Canadiens pendant 120 jours après votreaccession au poste de premier ministre, ce qui estplus que suffisant pour mener à bien une électiongénérale.

Autre mesure qui pourrait faire grimper la valeurde l’entreprise : plus tôt cette année, Stripe a refusé de répercuter sur certains de ses clients de petites entreprises les économies réalisées grâce à une réduction des frais d’interchange négociéepar le gouvernement canadien, c’est-à-dire les frais que les commerçants paient pour les transactions par carte de crédit. Visa et Mastercard ont accepté de réduireconsidérablement ces frais, ce qui, selon les analystes, permettrait aux petites entreprisescanadiennes d’économiser environ un milliard de dollars sur cinq ans.

Cependant, Stripe, en tant qu’intermédiairefonctionnel dans certains types de transactions de paiement, a choisi de garder les économiesréalisées par certains de ses clients, ce qui a suscité de vives critiques de la part des défenseurs des petites entreprises.

Lors d’une comparution devant le Comité de l’industrie de la Chambre des communes à la fin de l’année 2024, l’ancienne ministre des Finances Chrystia Freeland s’est engagée à prendre des mesures politiques pour garantir que les processeurs de paiementcomme Stripe répercutent les économiesréalisées sur les frais d’interchange. Cependant, aucune mesure concrète n’a suivi, en partie à cause de son éviction de son ministère et de la décision du gouvernement libéral de proroger le Parlement et de suspendre les audiences encours du comité parlementaire sur la question. Ces mesures ont laissé les petites entreprisesdans l’attente d’une aide qui pourrait ne pas venirde sitôt. Beaucoup se sont également demandé sivotre participation non divulguée dans Stripe, le cas échéant, avait influencé cette inaction et sivous aviez des avantages personnels à en tirer.

Votre silence sur cette question en dit long. Vousdevriez exiger que Stripe fasse profiter les petites entreprises canadiennes de ces économies, dèsaujourd’hui. C’est une question vitale pour de nombreuses petites entreprises canadiennes, et face à la menace des tarifs douaniers américains, les dirigeants politiques canadiens devraient faire tout leur possible pour aider ces entreprises.

Mais votre silence peut s’expliquer si vous avezquelque chose à gagner personnellement enrestant silencieux.

Rien ne vous empêche de faire ce qu’il faut aujourd’hui. Vous devriez demander à Stripe de répercuter les économies réalisées sur les frais d’interchange sur les petites entreprisescanadiennes et de divulguer tous vos intérêtscommerciaux, et pas seulement dans Stripe, afinque tous les Canadiens puissent voir et juger par eux-mêmes. Quiconque cherche à diriger notregrand pays devrait chercher à respecter l’esprit de la loi canadienne. S’il n’y a rien de répréhensibledans vos actifs, vous ne devriez avoir aucunproblème à le faire aujourd’hui.